Infolettre de l'ARRQ : De « Blue Moon » et « Ruptures » et du point de rupture.
Publié le September 10, 2015
Mot du président de l'ARRQ paru dans leur infolettre du 9 septembre 2015:
De « Blue Moon » et « Ruptures » et du point de rupture.
À moins d’avoir été sur la planète Mars dans la dernière semaine, vous avez sans doute entendu parler de l’arrêt de travail sur les deux productions ci-haut mentionnées. L’AQTIS et l’UDA ont négocié avec Aetios pendant la fin de semaine et ont obtenu des promesses de correctifs de la part de la compagnie de production et de sa présidente madame Fabienne Larouche en ce qui concerne la livraison des textes à temps, le temps de préparation, les plans de travail, les calendriers de tournage, les horaires et les conditions générales de tournage. Il semble aussi qu’on se soit entendu pour simplifier les exigences de production des scénarios qui ont une incidence sur la plupart de ces questions. Sans diminuer le nombre de pages des scénarios, on peut diminuer le nombre de scènes à tourner qu’elles contiennent. L’ARRQ n’a pas été partie prenante de ces négociations mais avait discuté avec l’AQTIS et l’UDA de la situation bien avant qu’elle n’atteigne un point de rupture et n’éclate dans les médias. Bien qu’ayant culminé en fin de semaine, les insatisfactions sur ces plateaux ne datent pas d’hier et l’ARRQ est entièrement solidaire des revendications des techniciens et des comédiens car les pressions de productivité qui s’exercent sur eux s’exercent nécessairement aussi sur les réalisateurs en les exposant à l’essoufflement professionnel. Les récriminations des techniciens et des comédiens sont à peu de choses près les nôtres mais un réalisateur peut difficilement provoquer un arrêt de travail à lui seul, surtout quand son rôle est d’abord et avant tout de mener la production à terme. L’ARRQ étudie néanmoins les recours qu’elle aurait vis-à-vis de ces productions fautives et interviendra au moment opportun.
Mais au-delà du cas particulier des Productions Aetios, il faudra bien faire face à l’hypocrisie généralisée qui encourage un système où on presse de plus en plus le citron ; le citron étant au premier chef les artistes et artisans qui se démènent pour livrer la marchandise. On dirait qu’on se ferme volontairement les yeux devant l’évidence. C’est vrai des diffuseurs qui exigent de plus en plus des producteurs en qualité et en quantité de productions. C’est vrai des producteurs qui acceptent de produire toujours à moindre coût en coupant dans les moyens de production. C’est vrai des journalistes qui continuent de chroniquer sur les émissions de télé québécoises comme si elles disposaient des mêmes budgets que les séries américaines et ce, sans jamais soulever le voile sur les défis de plus en plus grands auxquels elles font face. D’ailleurs, permettez-moi d’exprimer ma déception sur une certaine couverture médiatique de l’accident du cantinier de « Ruptures » Carl Shunamon. On a fait plus grand cas de l’annonce erronée de sa mort par l’AQTIS que du problème réel des conditions de travail qu’elle voulait dénoncer. L’AQTIS n’est pas un organisme de presse à ce que je sache, c’est un syndicat engagé à défendre les intérêts et la sécurité de ses membres et le fait qu’elle se soit trompée en annonçant l’issue de l’accident n’enlève rien au fait qu’il y a bel et bien eu accident. Derrière cet événement tragique, il est justifié de se demander (comme la CSST le fera) si les conditions de travail ont conduit ce technicien à prendre des risques inutiles.
Car il y a des risques réels à vouloir tourner de plus en plus vite avec de moins en moins de personnel et de moyens de production. On tourne les coins ronds ; on oublie d’engager du personnel médical quand on fait des cascades, on n’a pas le temps d’installer de la ventilation dans des locaux surchauffés, on déplace de l’équipement lourd en triple vitesse, on oublie d’installer des toilettes ou des aires de repos pour le personnel… mais surtout, on épuise des équipes entières en leur donnant des horaires de tournage pratiquement impossibles à rencontrer. Sur « Ruptures », par exemple, il n’est pas rare de voir des journées de tournage de 20 ou 25 pages réparties sur plus d’une vingtaine de scènes différentes. Au fond, inutile d’installer des toilettes puisque personne n’a le temps d’y aller.
Autrefois, quand on tournait à ce genre de rythme, on appelait ça un téléroman et on tournait en studio, dans un environnement contrôlé, propre et confortable, avec des grilles d’éclairage pré-installées. Mais aujourd’hui, pour répondre au goût du public et, donc, des diffuseurs, le téléroman est sorti des studios (avec un résultat attrayant, j’en conviens) et on tourne au même rythme ce qu’on appelle maintenant des séries dramatiques, en multipliant les scènes dans divers lieux de tournage, souvent mal adaptés pour accueillir une équipe, parfois même malpropres et présentant toujours des besoins d’éclairage et de mise en scène particuliers. En ce cas, il faut trouver les lieux, les visiter en équipe avant de tourner, préparer d’avance pour sauver le plus de temps possible le jour fatidique. Mais quand les textes arrivent à la dernière minute et qu’en plus de manquer de temps de tournage on n’a pas le temps de se préparer, alors on frôle la catastrophe.
Dans ces conditions difficiles, réalisateurs, comédiens et techniciens ont réussi des miracles. Malheureusement, le miracle est devenu la norme et on ne peut constamment mettre toute la pression sur les travailleurs culturels à la base de la pyramide. Les chaînes de télévision se sont multipliées, s’y ajoutent maintenant les diffuseurs numériques. Tous exigent que l’on nourrisse la bête médiatique avec du produit culturel beau, bon et surtout pas cher. Mais peut-on s’assurer que ceux dont c’est le gagne-pain de produire cette culture puissent y travailler dans des conditions décentes? Il est plus que temps qu’on arrête de ne regarder que le petit écran et qu’on commence à regarder le grand ; le « big picture » comme disent les Chinois. Il faudrait peut-être arrêter de presser le citron mais plutôt planter un citronnier.
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